La tendance à « chronométrer » les médecins risque d’en faire des courroies de transmission de production : plus de personnes soignant des personnes
Un aphorisme d’Hippocrate proposait, sur la conduite d’un examen médical : « Faites tout cela calmement et avec compétence ». En plus de savoir, Hippocrate appelait à une utilisation généreuse du temps à consacrer à la souffrance. Mais aujourd’hui de nombreux médecins sont en difficulté, coincés entre les griffes de l’efficacité des entreprises et victimes de l’idée narcissique de se croire irremplaçables. Pour guider la danse d’une bonne relation avec la personne malade, en revanche, le temps est un ingrédient tout aussi savoureux de la compétence, par définition allergique à la hâte. Il faut donc savoir s’arrêter, entrecouper des pauses pour se consacrer à l’écoute de l’autre et s’adapter au rythme de ses émotions, qui ne coïncident presque jamais avec les nôtres.. Chacun vit selon un tempo intérieur, un souffle invisible qui dilate et contracte l’esprit. Il faut du calme pour se synchroniser avec cette respiration. L’une des plus grandes attentes de la personne malade est d’être écouté pendant un temps suffisant.
Le temps a une signification différente pour ceux qui s’en soucient et ceux qui souffrent: élément chronologique à optimiser pour les médecins, pour le patient c’est la vie qui s’écoule et sa projection dans le futur. Mais la tendance actuelle est à la formation de médecins chronométrés, rongés par l’obligation de compter les minutes comme au supermarché. Avec le risque qu’ils deviennent des courroies de transmission agiles de la production de l’entreprise : non plus des gens qui s’occupent des gens, mais des engrenages qui travaillent sur d’autres engrenages. Plagié par le système, de nombreux médecins obséquieux oublient le véritable but pour lequel ils ont été formés et parmi eux, celui qui sait faire « tourner » les engrenages plus vite et produit plus de revenus est récompensé. Ce n’est pas un hasard si les plaisanteries qui ouvrent la relation avec le patient s’estompent souvent dès la première minutebrûlant les étapes de réception puis tombant dans le ping-pong de la question-réponse presque en apnée.
Dans un tel contexte technocratique – dont le portrait est l’intrusivité des téléphones portables insuffisamment silencieux qui s’insèrent le temps de la visite – la poignée de main et la gentillesse et le calme semblent un gaspillage ennuyeux. Ce n’est pas ça : ce sont des façons de ralentir le temps, de se connaître et d’être reconnu, d’alléger le poids de la solitude, pour apaiser la plaie ouverte par un diagnostic malheureux ou cruelnourrir l’espoir, jeter un pont entre deux territoires étrangers, cimenter des alliances invisibles. Quelques minutes passées dans ces détails peuvent éviter bien des souffrances induites et prévenir les douleurs des litiges juridiques : des dommages qui se mesurent aussi en temps refusé à notre vie et à celle des autres. Utiliser tout le temps dont on a besoin, en médecine, est un devoir. Et cela doit aussi être un plaisir.
* Spécialiste du sein. Docteur en philosophie